
Louis Rollinde
Text Théo-Mario Coppola, 2019
Être son propre double, dérives et quête de soi
Être tout à fait en se réduisant à une seule silhouette, à une seule forme, à une seule activité est un renoncement au débordement. Composer les identités, intensifier les activités, se libérer ainsi de la caractérisation appartient à la fois au prestidigitateur et à l’individu libre. Louis Rollinde est aussi Christian de Beaumont. Parfois l’un et l’autre se font appeler de concert Christian-Louis Rollinde de Beaumont ou rollinde_beaumont. À l’atelier, je le nomme d’une manière, en voyage d’une autre sans que jamais l’étonnement ou l’étrangeté ne s’invite. Être plusieurs en même temps sous un crâne, c’est être fidèle à la variété du monde, à la complexité du réel. Il n’est dès lors plus de temps ou d’époque. On peut être tout à fait artiste et tout à fait quelqu’un d’autre. Comme on peut être designer et tout à fait quelqu’un d’autre. Louis Rollinde s’invite chez Christian de Beaumont, lui soustrait ses astuces, manipule ses cadres et ses outils, ses fichiers et ses plans. Puis s’en va, revient à lui et en un autre atelier, double du premier. Être son propre double, entre fragilité de l’apparition et élan de fuite. Le passage est permanent.
Passé, couloirs et visionneuse stéréoscopique
La matière cherche son double. L’œuvre de Louis Rollinde se joue de la peinture devenant tour à tour mouvante, décadrée, projetée, balayée, tramée. La matière picturale devient spectrale[1], perpétuant une fascination pour les fantasmagories et les spectacles d’ombres blanches[2]. Cadre, hors-champ, manipulation optique entrent dans le vocabulaire de sa peinture et prolongent les expérimentations qu’il réalise en photographie et en vidéo.
Comment échapper à l’essence du médium ? L’astuce, le truchement, le truc sont essentiels mais ne deviennent jamais spectaculaires ou empruntés d’effets. Ils contiennent leur propre mystère : la difficile interprétation des formes et du plaisir de la science du bricolé (constitué en domaine exotérique) associée aux projections lumineuses, aux théâtres de marionnettes, aux bâtisses délabrées et à leurs interminables galeries de portraits auxquelles l’on accède par des halls de démesure qui desservent des salles jamais visitées. Passé la porte, l’espace vidé prêt à sa transformation est aussi le lieu de l’éternel transitoire que les tracés de maquette, les paysages provisoires, les chantiers invitent à parcourir comme des décors, des structures[3] où passent des ombres et des gestes. Soudain, et c’est son lieu, surgit la couleur. Hasard et impromptu combinés à l’agitation du chantier, bousculant la grisaille, le pigment explose[4].
La prescience d’un secret, le désir de l’invisible comme espace de projection, le télescopage des images perturbent la chronologie et la perception. Ils définissent la structure mentale d’une œuvre dont l’ironie opère des basculements successifs, tel un carrousel de projecteur de diapositives. Sur le bureau de Louis Rollinde cohabitent un ordinateur pour montages et prototypes et une visionneuse stéréoscopique[5]. Laquelle fait exister les souvenirs à ressort du présent d’un autre siècle. Le passé est l’occasion d’explorer des motifs de l’enfance mais aussi de convoquer des souvenirs rapportés ou vécus. Des anecdotes en farandole qui s’étendent à la galerie de portraits. L’élastique chronologique s’étire et se détend. Les années bousculées ne s’embarrassent pas d’exister dans le désordre, autrement que dans l’habitude de la frise régulière et rectiligne du temps, celle des calendriers et de ses conventions.
La silhouette, une présence habitée
Le portrait d’un absent ou d’un oublié ne se conçoit pas pour dissimuler ou pour confondre. Il est un espace de spéculation personnelle, une tentative de jeu, un essai d’identification à réponses multiples. Le portrait quitte le couloir, se décadre. La tête, pleine, voilée ou évidée surgit de la manipulation, de la survivance des images, du plaisir de la découpe. L’œuvre planche d’acteurs[6], galerie de portraits, foule-fiction, albums de timbres est une collection de cent visages. Certains semblent plus présents que d’autres. L’abondance et le phénomène « foule » invitent à chercher et à identifier un ou plusieurs membres du groupe sans y parvenir. Le retrait de la matière, la réduction du geste, l’effacement brouillent par soustraction. Une forme apparaît sans se rendre plus lisible. La construction de la toile est rapide et enlevée, créant des apparitions par la dilution, le frottage, le passage de la brosse. Plusieurs œuvres poursuivent cette exploration de l’inventaire des figures fantomatiques. Certaines sont isolées, d’autres cohabitent, sans qu’elles s’inscrivent dans un processus sériel, existant davantage par rebonds, par sursauts[7].
Les éléments caractéristiques de l’individualité semblent disparaître dans la matière même et son grain. Tandis que les contours en affirment la présence. Des visages sans visages, qui « trouent » le monde, des têtes sans traits agencées les unes à côté des autres s’affichent en catalogues, en albums, en arbres généalogiques, en collections, en galeries de portraits. Planche d’acteurs est une œuvre clef dans la construction du travail artistique de Louis Rollinde. Elle dit toute l’ironie de l’arbre généalogique, le schéma officiel d’une histoire de famille, système de tri qui rend manipulable, clef de lecture et histoires induites, aussi artificiels que l’album photos traditionnel.
Le portrait d’un absent est aussi la possible rencontre avec un autre singulier que soi. À l’occasion peut-être d’une fête foraine. Passe-boule [8] et sa face évidée est déjà une entrée au carnaval, une passation de masque en trouée, de face en découpe, de tête perforée. La tête modelée en gomme mie de pain, sous les doigts éphémères se fait monstre, se fige pour la pose, saisie en instantané, et redevient gomme[9].
Panache, dada, musée
C’est le panache d’un dada après les camarades de l’autre siècle, un chic de mine de rien, joyeux canular qui sait être sérieux quand il n’oublie jamais d’être drôle. Comme avec cette collection de musée de musées, déployant son catalogue impossible avec son inventaire de plans imaginaires[10]. Des musées rassemblés en bâtiments aveugles, hors temps, sans fenêtres. Des boîtes, comme autant de visionneuses. Le musée ne peut pas être là que pour les chefs d’œuvres. Ceux-là, phénomènes de concentration et de quintessence cristallisent un maximum d’éléments de l’époque, deviennent nus, disparaissent peut-être si l’on veut bien regarder ailleurs, en traversant les coulisses, les passages, les couloirs où des œuvres plus discrètes et moins contemplées contiennent leur charme non élucidé. Pour Louis Rollinde, le musée est aussi l’occasion d’une effraction comme au musée Fragonard en 2002, où les poulpes s’invitent dans les vitrines, légitimes par illusion[11]. La nomenclature[12], la parade scientifique des musées sont l’expression d’un goût de dilettante pour l’archéologie, pour la paléontologie, le muséum. Différentes taxinomies interviennent, comme autant de fragments d’inventaires : champignons[13], météorites[14], céphalopodes, généalogies. La science met en scène le rire sérieux, l’incongru expliqué, le sublime cartographié. Chaque dispositif de l’œuvre de Louis Rollinde contient une population et sa contradiction. Son équation, c’est l’oxymore.
Dilemme du cadre
Le cadre est un dilemme que seul la farce, un tour de passe-passe peut faire sauter. Le lâcher prise, celui qui consiste à perdre le temps que les autres usent permet avec quelques saccades, des bruits incongrus, des accidents et des perturbations de rendre dynamique le passage de l’intérieur à l’extérieur, au point précieux de ne plus savoir où l’on se trouve. Le jeu est plaisir de savoir que ce qui se trame est une fiction faite de règles. Les vidéos, courtes et bouclées réinterprètent la visionneuse primordiale, celle du taxiphote, du passe-images, évoquant l’insecte prisonnier dans sa boite, piégé dans son bocal[15]. Baltrip[16]est une danse de trois ballons sur un fond noir peint. Dilemme à nouveau…comment sortir de la toile ? Fascinante répétition du mouvement, des perles de verre dansent dans un espace sombre. Hommage à Jules-Etienne Marey. Résonances avec la peinture hollandaise. Les dispositifs in situ habitent des décors fantastiques. Le fond noir creuse l’espace. Comme à Wroclaw au fond d’une piscine, aménagée à l’occasion d’un énième Frankenstein trente ans plus tôt, découverte sous le plancher d’un studio de cinéma[17]. Comme dans une des Tours de Merle de la Corrèze où la projection en plongée d’un mouvement de la battée dans l’eau d’un chercheur d’or semblait émerger d’un périscope de pierres[18].
En duo avec l’ami Durif pour une série vidéo, Rollinde regarde et opère, monte les plans et fabrique l’objet qui intervient dans la séquence, dans Chapelle-Charbon[19] ou Carrousel-Brasero. Le même objet devient un élément de langage d’une autre installation[20].
L’exocadre, squelette de l’image
L’image cerclée, sertie, contenue dans un cadre est habillée pour être mise en relation avec le réel, dans un intérieur ou en résonance avec un ensemble. Mais le cadre lui-même semble devoir se contenir, respecter les normes prescrites, les règles élémentaires de la technique. Donner au cadre un élément supplémentaire qui le prolonge, le déforme, l’ouvre à l’inutilité de l’image, c’est-à-dire à l’existence (Facade Frame[21]). La série des exocadres poursuit la réflexion sur la figure et le portrait en se concentrant sur les marges qui le font exister. La forme se prolonge à l’extérieur, perturbant l’espace du dehors et l’espace du dedans. Les lignes supplémentaires font du cadre un corps et donc une œuvre elle-même[22]. Le tableau suggère toujours un possible squelette et inversement. Le rapport au corps dans la série des exocadres intervient de la même manière que dans une série de portraits, qui sont aussi des timbres, des albums photos. Tout y tient à la marge qui fait cadre. Il n’existe pas de tableau, de projection, sans un dispositif de soutien à l’œuvre. Ici, ce dispositif n’est pas un ornement mais une structure qui conduit le rapport d’échelle. Les exocadres sont aussi des micro-lieux, des maquettes qui racontent le grand format en réduction. La fausse perspective, le champ, les jeux de formes et d’espace…même dans un petit format, l’image est inscrite dans la ligne de fuite[23]. Si le cadre peut échapper à son plan et se transforme en architecture, il va plus loin, déborde dans l’espace, devient littéralement pergola [24]
Fuite, combien de fuites pour retrouver l’illusion ? Il y a dans la pantomime, dans la contorsion d’un visage, le possible double que chacun incarne.
[1] disparition des images 03, huile sur acier préparé, 40×50, 2002.
[2] buste héroïque, projection gobo, Nuit blanche/Maison de Victor Hugo, Paris, 2007.
ombre blanche, projection découpe sur toile noire, dimensions variables, 2015.
optiques, projection gobo sur mur peint, 2006.
[3] début de chantier, huile et acrylique sur toile, 60×84, 2017
structure penchée, acrylique sur toile, 120×100, 2007
[4] janus, acrylique sur toile marouflée, structure/cadre bois teinté, 60×110, 2018
[5] taxiphote, visionneuse pour photographies stéréoscopiques sur plaques de verre, vers 1900
[6] planche d’acteurs, huile et acrylique sur toile, 200×140, 2005
[7] double, huile sur toile, 60×73, 2018
faces, acrylique sur toile, 100×100, 2018
[8] passe-boule, découpe laser sur acier, laque epoxy blanc, assemblage chêne, 54x28x14, 2017
[9] mie de pain, photographie de modelages éphémères, tirage jet d’encre unique, cadre acier, 54×42, 2018
[10] museum tour, montage vidéo d’images fixes, 1998-2018
[11] 200xcéphalopodes, 2 caissons bois, modelages terre acrylique, 280x35x4, 2002
caisson céphalopodes, musée fragonard, installation in situ 2002
céphalopode, mousse de polyuréthane, boîte et verre peint, 2002
[12] arborescence, huile sur papier kraft marouflé, 125×154, 2001
[13] champignon, huile sur toile, 55×46, 2001
[14] météorites, huile sur toile, 300×200, 2000
[15] vanité, boucle vidéo, boîtier monté sur mât et socle à roulettes, 26x26x20xh156, 2018
[16] baltrip, boucle vidéo sur écran peint
[17] w-earth, boucle vidéo au fond d’une piscine, Wroclaw, Pologne, 2008
[18] l’œil sans fin, boucle vidéo, Tours de Merle, Corrèze France, 2015
[19] chapelle-charbon, photogramme, « performance vidéo » avec François Durif, 20’, 2018
[20] clap painting, installation, acrylique sur toile et accessoire, 160×200, 2018
[21] facade frame, assemblage bois teinté, 60x50x7, 2018
[22] arcade-exocadre, huile sur toile marouflée, cadre bois, 42×35, 2018
[23] le chemin de traverse-exocadre, huile et acrylique sur toile marouflée, cadre bois, 42×35, 2017
[24] pergola, assemblage mélèze, dim. variables, 2018-2019